L’essayiste Masako Shirasu a contribué à définir les goûts du Japon de l’après-guerre dans presque toutes les formes d’esthétismes et de designs.
« Si vous utilisez chaque jour de jolies choses, vous développerez naturellement et sans vous poser de questions, un œil attiré par le beau. Au final, vous vous éloignerez du laid et du faux. Si seulement le Japon pouvait voir ceci, combien nos vies seraient plus joyeuses et les gens doux et aimables ! »
Peu de japonais ont vécu avec un contact quotidien du beau, tel que la femme qui a prononcé ces mots, Masako Shirasu, et il est probable qu’aucun japonais d’aujourd’hui n’ait autant à dire sur la façon de revitaliser une culture dans l’impasse.
Elle a publié plus de 50 livres durant sa vie, bien qu’elle n’ait commencé à écrire sérieusement qu’à partir du début des années 30. L’ensemble de ses œuvres complètes, publiées par Shinchosha dans les années 2001-02, comprenaient plus de 60 livres, sans prendre en compte ceux qu’elle a co-écrit.
Elle a défini les goûts du Japon de l’après-guerre dans presque toutes les formes d’esthétismes et de designs. Pourtant, malgré son immense érudition reprise en sous-œuvre, ses valeurs et l’élégance rare de son style, elle était totalement dénuée de prétention et de manière.
« Je crois, sans aucun doute, que la culture est quelque chose qui existe dans la vie de chacun, comme une partie de leur vie d’un jour à l’autre, » écrit-elle dans calepin en 1947. « Être fidèle à soi-même et devenir absorbé par votre travail, c’est ça la culture. »
L’évolution de cette figure emblématique de la petite princesse choyée du premier avocat du Japon dans la simplicité, l’austérité et dans l’absence d’ornement de l’art japonais met en lumière une histoire remarquable.
Masako est née le 7 janvier 1910, dans un hôtel particulier de Nagatacho, à Tokyo. Ses deux grands-pères étaient amiraux dans la Marine japonaise Impériale. Seulement une demie année avant la mort de l’Empereur Meiji, le Japon était à l’aube de changements monumentaux, tant à l’intérieur du pays qu’à l’international. La démocratisation culturelle et politique devait être la marque de fabrique de la nouvelle Ère Taisho (1912-1926) et les japonais aspiraient à l’égalité sur la scène internationale, par les pouvoirs européens influents. Pourtant, la société elle-même n’avait qu’à demie émergée de sa solide coquille qu’est le féodalisme, qui limitait sa croissance depuis des siècles.
Masako avait un pied dans chaque camp dès le premier âge. A 4 ans, elle commencé à prendre des cours de théâtre nô, un rituel de performance artistique qui symbolisait le raffinement mondain de l’Ère Edo (1603-1867). A ses 14 ans, elle est devenue la première femme à se produire sur une scène de théâtre nô. Au même âge, elle a quitté le Japon pour entrer dans une école aux États-Unis.
Elle a étudié à l’école Hartridge (aujourd’hui Wardlaw-Hartridge School) dans le New Jersey. Hartridge est connue pour être une école préparatoire pour filles exclusivement destinée à l’Université Vassar. Son expérience là-bas, ainsi que durant les colonies de vacances auprès des classes privilégiées, l’ont transformée en une anglophone cultivée. Mais cela n’allait pas durer.
Son père, un homme de moral et, apparemment, la générosité incarnée, a perdu son argent dans les affaires et Masako a été forcée de rentrer au Japon en 1928. Comme un coup du destin, une autre faillite, celle du père de Jiro Shirasu, a amené le jeune fils à quitter l’Université de Cambridge au Royaume-Uni pour rentrer au Japon la même année. Une fois chez eux au Japon, Masako et Jiro se sont rencontrés et se sont mariés l’année suivante, quand elle avait 19 ans.
Jiro, né le 17 février 1902, était un grand et irrésistible bel homme de goût, occidentalisé et sophistiqué. Il a été envoyé au Royaume-Uni après avoir obtenu son brevet des collèges et a immédiatement adopté un style de vie d’homme courtois de campagne, conduisant une Bentley aux abords de la ville et faisait courir sa Bugatti les week-ends. Jusqu’à la fin de sa vie en 1985, il conduisait une Porsche dans la campagne japonaise.
Quand, peu de temps après la guerre, il fut nommé par le Premier ministre Shigeru Yoshida, comme conseiller du Bureau des Liaisons Centrales et qu’il avait pour tâche d’être l’intermédiaire de Yoshida avec le commandant général Douglas MacArthur, Commandant suprême des Forces Alliées, Masako l’a surnommé « le samouraï franc et obstiné », un adversaire pointilleux. Un peu plus tard, Jiro a joué un rôle dans le rétablissement économique du Japon de l’après-guerre, en tant que responsable de l’Agence de Stabilisation Economique.
Mais Masako et son samouraï obstiné ont tous les deux réalisé au début de l’année 1940 que le Japon été destiné à perdre la guerre en Asie. En conclusion en 1942, comme la ville de Tokyo allait nécessairement subir des destructions massives, ils ont acheté une ferme au toit de chaume délabrée dans ce qui est aujourd’hui Machida, un village loin des cibles potentielles.
Là, au moins, ils pourront cultiver leur propre nourriture en attendant la guerre. Ils ont rassemblé des pousses de pétasite, de myoga (gingembre japonais) et de seri (persil japonais) dans les champs voisins. Ils mangeaient aussi des pousses de bambou de leur jardin d’arrière cours et faisaient cuir leur pain avec de la farine faite maison. Cette maison, appelée Buaiso, est maintenant un musée ouvert au public.
On peut clairement voir l’œil aiguisé de Masako sur les coutumes du peuple dans un passage de « Shirasu Masako Jiden », son autobiographie :
« Durant la guerre, il y avait une chose appelée la tonarigumi (association de voisinage). Ils venaient aider les gens dans le besoin. Je ne m’y suis pas mise. Les japonais peuvent être des gens honnêtes, mais quand ils commencent à vous aider ils commencent aussi à vous dire quoi faire. C’est bien jusqu’à un certain point, mais cela s’intensifie progressivement et ils finissent par vous dire ce que vous devez aimer ou non et ce que vous devez faire dans votre vie quotidienne. Tout à coup, vos vêtements sont trop bariolés et votre manucure trop voyante. Nous sommes toujours ces gens-là, bien que nous ayons changé d’ère.
« Le gouvernement et l’armée étaient trop optimistes, ils pensaient que nous pouvions nous protéger nous-même contre les attaques à la bombe en les évitant et en agitant nos manches à balai en l’air. Lorsque nous devions quitter la ville, le terme sokai (évacuation) n’était pas encore employé et les personnes qui s’échappaient de Tokyo étaient assimilés à des traîtres. »
Ce fut l’expérience de la vie à la ferme qui transforma Masako, lui enseignant ce qui est absolument nécessaire pour survivre pour le corps et l’esprit. Après tout, l’esthétisme japonais est fondé sur l’essence de toutes choses.
Peu de temps après la guerre elle rencontra le brillant Hideo Kobayashi, le premier critique littéraire du Japon, Jiro Aoyama, le gourou des antiquités (qui lui valut plus tard l’écriture d’un livre) ainsi qu’Hidemi Kon, auteur et depuis 1968, Directeur général de l’Agence des Affaires Culturelles.
L’essayiste Masako est née d’un acharnement insolite sur tous les sujets touchant à la culture. Tard dans sa vie, Jiro a écrit d’elle, « Ma vieille dame est étonnante. Tout le monde se contente de lire à propos de lieux sans jamais s’y rendre, mais elle, elle part toujours partout, même si elle doit juste écrire quelques pages de l’endroit. Personne ne le fait désormais. »
Lorsque Tokyo a accueilli les Jeux Olympiques de 1964, elle a quitté la capitale pour Shikoku, pour marcher sur l’île, en pèlerinage vers de nombreux temples. Elle a visité beaucoup de lieux insolites du Japon pour voir d’anciens masques nô. Ces masques sont généralement conservés dans des collections privées et les propriétaires sont réticents à l’idée de les envoyer pour être exposés. Pour la préparation d’une étude avant-gardiste des vieux temples et de l’art de la pierre dans la campagne de Nara, quelle décrit dans un livre intitulé « Kakurezato » (Le village caché), elle a effectué des voyages mensuels dans cette zone pendant quelques années et a parcouru chacun des chemins.
La clé pour comprendre sa passion pour l’art japonais peut être trouvée ici, entre les chemins d’herbe coupée grossièrement par les pas.
« Comme le théâtre nô a son hashigakari (pont vers la scène), le kabuki a son hanamichi (piste vers la scène), » écrit-elle, « le charme de la vie n’est pas un résultat, mais plutôt un voyage vers ce résultat. »
Elle voyait l’art japonais, dans toute sa simplicité rudimentaire, comme un éternel processus vers une imperfection naturelle.
« Il déteste être appelé comme un auteur ou un artiste céramique et n’utilise jamais le mot : une œuvre d’art en parlant de ses pots, » a-t-elle écrit du potier Iga-ware, qu’elle renomme dans son livre « Nihon no Takumi » (l’Ingénieux du Japon). « La raison pour laquelle il est devenu si intéressé par la nourriture c’est parce qu’il a voulu créer des assiettes pour la servir. »
Il a été attiré toute sa vie par l’acte de créer, se concentrant sur des créateurs avec une relation pure à la matière. « Ce dont nous avons besoin ce ne sont pas des artistes, mais des artisans, » écrit-elle en 1947, en référence aux métiers de teinture, mais qui s’applique à tous les arts. « Les gens tentent de créer l’art et ils échouent. Si vous créez quelque chose avec de grandes compétentes, cela peut très bien devenir de l’art. »
Elle est allée voir la nature à travers les lunettes faites mains par ces artisans. Elle a confié avoir un amour pour ce qui l’art ubuna (naturel). Elle adore l’expression « hano o ikeru » (arranger des fleurs) car elle a pour connotation « de donner vie aux fleurs ».
« La nature brève d’une fleur, » explique-t-elle, « c’est donner la vie pour la première fois comme la parfaite harmonie du calme et du mouvement, de l’immuabilité et de la fluidité, grâce au vase dans lequel elle se trouve. »
Et là vous avez : un conteneur artificiel qui donne la vie à la nature comme moyen d’éprouver quelque chose de spirituel et profond. Le récipient est un message. La nature provoque l’art et l’art l’illumine en retour.
Elle a passé plus d’un demi-siècle après la guerre à étudier la relation entre la nature et l’art, pour conclure « qu’il n’y a rien dans le monde d’aussi englobant que la nature japonaise. La religion, l’art, l’histoire et la littérature s’y retrouvent. »
Elle a été une talentueuse styliste pour une fabrique de tissus, et les années suivantes elle favorisa les vêtements conçus par le fabriquant Missoni. Elle a beaucoup voyagé autour de l’Iran, de la France, de l’Espagne et de la Hongrie.
Elle était amatrice de la cuisine japonaise et disait, « Mangez ce que vous aimez manger tout le temps. Les connaisseurs et les gourmets qui rayonnent d’autosatisfaction me donnent la chair de poule. »
A Katsugari, dans la préfecture de Nara, elle a fait un bond en arrière dans les racines de la culture du Japon, du temps où la Chine et la Corée ne l’avaient pas encore influencée.
« Rien n’est plus stimulant pour l’imagination humaine que le paysage naturel primitif et la foi que l’on retrouve à Katsugari, » écrit-elle dans « Kakurezato ». Sa bibliothèque comportait environ 10 000 pièces, une collection qui est toujours préservée à Buaiso, dont beaucoup de livres touchent à la culture mondiale, de textes en latin à Proust, en passant par Gide, Dostoevsky et Elle.
Masako nous quitta le 26 décembre 1998, et fut enterrée au Temple Shingetsuin situé à Mita, dans la préfecture de Hyogo, à côté de son mari Jiro, parti 13 ans plus tôt.
Elle est là, debout, comme un symbole majeur et parfait, telle une source de lumière et pour les prochaines décennies au Japon, où le renouveau des esprits est la condition sine qua non d’une régénération sociale et économique. Cette jeune femme fascinante et pleine d’entrain, pourrait séduire les jeunes japonais par sa phrase :
« Si je regarde derrière moi, il semble que j’ai passé ma vie entière à flâner au bord de la route, passant d’une route à l’autre… J’ai peut-être perdu quelque chose sur le chemin, mais je pense que j’ai gagné beaucoup plus. »
Une personnalité remarquable.
Source : The Japan Times
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