De plus en plus d’États américains lèvent certaines restrictions sur la prohibition du cannabis mais peu de discussions ont eu lieu au Japon sur les bénéfices potentiels d’approches similaires.
Quand Junichi Takayasu avait trois ans, un livre d’images sur les ninjas a changé sa vie pour toujours. Ce qui l’a le plus fasciné, cependant, n’était pas les techniques infaillibles ou les gadgets secrets mais l’usage d’une plante très spéciale.
« Le livre montrait comment les ninjas s’entraînaient en sautant au-dessus de plants de cannabis », annonce Takayasu.
« Tous les jours, ils devaient sauter de plus en plus haut car le cannabis pousse très vite. J’étais si étonné que j’ai dit à ma mère que je voulais planter du cannabis quand je serais grand ».
Évidemment, la mère de Takayasu fut plutôt alarmée par les aspirations de son fils. Les lois anti-cannabis au Japon sont parmi les plus strictes au monde, et la moindre possession de cannabis est punie de cinq ans d’emprisonnement. En cas de culture illicite, cela peut monter jusqu’à sept ans derrière les barreaux.
Malgré tout, Takayasu a refusé de laisser cela détruire ses rêves. Aujourd’hui, plus de quarante ans après, il est l’un des plus grands experts japonais sur le cannabis et le conservateur de Taima Hakubutsukan, le seul musée japonais dédié à la plante malicieuse.
Ouvert en 2001 à Nasu, dans la préfecture de Tochigi (à environ 160 kilomètres de Tokyo), le musée a pour objectif d’enseigner aux curieux l’histoire du cannabis au Japon. Un passé qui, selon Takayasu, a été dénigré et oublié depuis trop longtemps.
« La plupart des Japonais voient dans le cannabis une sous-culture du Japon, mais ils se trompent », affirme Takayasu. « Le cannabis a été au cœur de la culture japonaise pendant des milliers d’années. »
Le Japon et le cannabis: une histoire ancienne
D’après Takayasu, la preuve la plus ancienne de la présence de cannabis au Japon remonte à la période Jomon (de 10 000 à 200 avant notre ère), avec des restes de poteries découverts dans la préfecture de Fukui et contenant des graines et des restes de fibres de cannabis tressées.
« Le cannabis était la substance la plus importante pour les hommes préhistoriques au Japon » explique-t-il. « Ils portaient des vêtements faits avec ses fibres et l’utilisaient pour les cordes à arc et les fils de cannes à pêche ».
Il est probable que la variété de cannabis utilisée pour ces fibres de la période Jomon était le cannabis sativa. Atteignant une grande taille et appréciée pour ses tiges résistantes, c’est de la sativa qu’est dérivée l’industrie spécialisée du chanvre.
Dans les siècles qui ont suivi, le cannabis a continué de jouer un rôle important au Japon, particulièrement dans le Shintoïsme, la religion spécifique à l’archipel. Il était révéré pour ses vertus purificatrices et les prêtres avaient pour habitude d’agiter des fagots de ses feuilles pour bénir les croyants et chasser les mauvais esprits.
On retrouve cela dans les épaisses cordes cérémonielles tressées à partir de fibres de cannabis et qui décorent les sanctuaires. Les prêtres shinto sont également connus pour décorer leurs baguettes avec des restes d’écorce de tiges de cannabis.
Le cannabis était également important dans la vie des gens ordinaires. Selon l’historien du début du XXe siècle George Foot Moore, les voyageurs japonais étaient habitués à faire de petites offrandes de feuilles de cannabis dans les sanctuaires placés sur les bords de la route pour s’assurer d’un voyage sans problème.
Il a également noté comment durant le festival Bon, pendant l’été, les familles brûlaient du cannabis à leur porte afin d’accueillir le retour des esprits des morts.
Jusqu’à la moitié du XXe siècle, le cannabis était cultivé dans tout le Japon, particulièrement au Tohoku et à Hokkaido, et était fréquemment mentionné dans la littérature.
En plus des références au cannabis dans l’entraînement des ninjas, on les retrouve également dans le « Manyoshu« , le plus ancien recueil de poèmes japonais, et dans le livre d’estampes « Wakoku Hyakujo » de la période Edo (1603-1868).
Dans la poésie des Haiku, on retrouve également des mots-clefs décrivant les différentes étapes de la culture du cannabis et indiquant la saison où le poème fut écrit.
« La culture du cannabis se faisait tout au long de l’année » raconte Takayasu. « Les graines étaient plantées au printemps et cultivées à l’été. Après cette étape, la récolte était séchée puis trempée et transformée en fibre. Pendant l’hiver, on en tissait des vêtements prêts à être utilisés pour la saison suivante. »
Les japonais fumeurs de cannabis ?
Avec une telle utilisation pratique et spirituelle dans la vie des Japonais, une question naturelle arrive : est-ce que les gens le fumaient ?
Takayasu, avec d’autres experts japonais du cannabis, n’est pas sûr. Bien qu’aucune preuve historique ne l’atteste, quelques historiens ont émis l’hypothèse que le cannabis ait pu être la drogue de choix pour les gens du peuple. Alors que le riz, et le saké que l’on en tire, étaient monopolisés par les classes supérieures, le cannabis était largement cultivé et librement disponible.
Quelques études scientifiques suggèrent également le haut degré de tetrahydrocannabinol (THC), une substance psychoactive, dans les plants japonais. Selon une enquête publiée par le bureau des Nations-Unies sur le crime et la drogue en 1973, les plants de cannabis venant de Tochigi et de Hokkaido ont atteint un niveau de 3,9 et 3,4 % de THC respectivement.
À titre de comparaison, le « Marijuana Potency Monitoring Project » de l’université du Mississippi a révélé un niveau de THC dans la marijuana saisie par la police dans les années 70 d’environ 1,5 %.
Les Japonais n’hésitaient pas non plus à profiter des avantages médicaux du cannabis. Ingrédient de la médecine traditionnelle chinoise depuis longtemps, les médications à base de cannabis étaient disponibles dans les pharmacies japonaises pour traiter l’insomnie et soulager les douleurs au début du XXe siècle.
En revanche, les années 40, et particulièrement la seconde guerre mondiale, ont marqué un tournant majeur dans l’histoire de la production japonaise.
La décennie avait bien commencé pour les fermiers. « Durant la seconde guerre mondiale, on disait que sans cannabis, la guerre ne pourrait être gagnée », dit Takayasu.
« Le cannabis était considéré comme du matériel de guerre, utilisé par la marine pour les cordages et par l’aviation pour les cordes de parachute. Ici par exemple, dans la préfecture de Tochigi, la moitié de la récolte de cannabis était réservée aux militaires. »
Après la défaite de 1945, les autorités américaines occupant le Japon ont apporté avec elles leur attitude face au cannabis. Washington avait déjà interdit le cannabis aux États-Unis en 1937 et importa l’interdiction au Japon. En juillet 1948, alors que le pays était toujours sous occupation américaine, le « Cannabis Control Act » est institué. Cette loi reste la base de la politique anti-cannabis japonaise.
Il existe différentes théories pour expliquer pourquoi les Américains ont prohibé le cannabis au Japon. Certains pensent qu’il s’agissait d’un réel désir de protéger les populations contre les démons de la drogue et de sa dépendance, alors que d’autres indiquent que les autorités ont continué à autoriser la vente sous le comptoir d’amphétamines jusqu’en 1951.
Plusieurs experts du cannabis considèrent également que la prohibition fut mise en place pour défendre les intérêts pétro-chimiques américains, dans un but de destruction de l’industrie japonaise des fibres de cannabis. Il s’agissait de laisser la place aux matériaux synthétiques, comme le polyester et le nylon.
Takayasu replace l’interdiction du cannabis dans le mouvement plus général des Américains pour réduire le pouvoir de l’armée japonaise.
« De la même manière que les autorités américaines ont découragé le kendo et le judo, la loi de 1948 visait à miner le militarisme japonais » explique-t-il. « L’industrie du cannabis en temps de guerre fut tellement dominée par l’appareil militaire que le Cannabis Control Act fut décidé pour retirer ce pouvoir. »
Quelque que fût la motivation, la décision américaine de prohiber le cannabis créa un vent de panique chez les fermiers japonais. Afin de calmer leurs peurs, l’Empereur Hirohito visita la préfecture de Tochigi dans les mois qui précédèrent l’interdiction pour rassurer les fermiers et leur dire qu’ils pourraient continuer à cultiver comme avant malgré la nouvelle loi, une prise de position étonnamment subversive.
Pendant plusieurs années, les assurances de l’Empereur se montrèrent exactes et la culture du cannabis continua. En 1950 par exemple, il y avait encore à peu près 25 000 fermes de cannabis dans tout le Japon. Néanmoins, dans les décennies qui suivirent, ce nombre s’effondra.
Takayasu attribue cela à une chute de la demande, provoquée par la popularité des matières synthétiques, ainsi qu’au coût des nouvelles licences d’exploitation de fermes requises par la loi de 1948.
Une culture en voie de disparition
De nos jours, et selon Takayasu, il reste moins de 60 fermes licenciées au Japon, lesquelles doivent cultiver un cannabis comprenant très peu de THC. Avec si peu de fermiers, Takayasu s’inquiète pour l’avenir du cannabis au Japon.
À sa connaissance, il ne reste qu’une seule personne maîtrisant le cannabis de la graine jusqu’au métier à tisser. Cette personne a 84 ans et Takayasu craint que sa sagesse ne disparaisse avec elle.
Face à ce risque d’extinction, Takayasu est déterminé à préserver la culture japonaise relative au cannabis. Il organise des circuits annuels dans les fermes légales près de son musée afin de montrer aux touristes à quel point la culture du cannabis est intensive mais requiert peu, voire pas du tout, de produits chimiques.
De plus, Takayasu organise des ateliers pour enseigner aux gens comment tisser les fibres de cannabis. On peut voir dans son musée de nombreux vêtements faits de cannabis. Ces pièces de couleurs crème sont chaudes en hiver et fraîches en été, s’adaptant parfaitement au climat japonais.
Parmi les fans du musée, on retrouve des membres de la police locale, qui complimentent ses efforts pour revitaliser l’économie rurale et visitent de temps à autre le musée pour en apprendre plus sur cette plante hors-la-loi.
Tout cela est le résultat de l’enthousiasme de Takayasu pour cette plante spéciale depuis sa première rencontre avec elle lorsqu’il avait trois ans.
« Les Japonais ont une mauvaise image du cannabis mais je veux qu’ils comprennent la vérité et je veux protéger son histoire » conclut-t-il. « Plus nous apprenons du passé, plus nous avons des indications sur la manière de mieux vivre dans le futur. »
Source : Japan Times
Vous devez vous identifier pour ajouter un commentaire Se connecter