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par
Actualité Japon
La guerre de l’industrie de la culture contre le téléchargement illégal pourrait-elle se finir sur un traité de paix ? L’usage gratuit pourrait ainsi bien être à la base du renouveau de l’animation japonaise en France, l’un des secteurs les plus touchés.
Alors que la vidéo à la demande peine à s’installer en France, les éditeurs français d’animés tentent de s’adapter au téléchargement illégal en l’utilisant à leur avantage. Pour s’adresser à un public habitué aux films et séries disponibles gratuitement dès leur sortie japonaise, ces éditeurs développent des services nouveaux, à même de détourner les spectateurs du fansub (fan subtitles), les sous-titrages amateurs réalisés par des fans et devenus la norme sur Internet.
Le fansub d’animés ne date pourtant pas du réseau des réseaux. La pratique est né sur cassette au début des années 90 et demandait un matériel cher et difficile à obtenir, entre enregistreurs, PC et logiciel spécialisé, explique le documentaire The Rise and fall of anime fansubs.
Désormais, il suffit d’un ordinateur et de logiciels gratuits pour réaliser ces sous-titrages, dont le nombre a explosé ces dix dernières années.
Le but premier du fansub, réalisé par des passionnés pour des passionnés, est la promotion culturelle : les fansubers apportent un contenu indisponible par ailleurs, notamment chez les éditeurs officiels qui mettent souvent plusieurs années avant d’adapter une série en français et n’adaptent qu’une infime partie des séries diffusées au Japon. Les épisodes de Naruto, l’un des animes les plus populaires en France, sont ainsi diffusés dans l’Hexagone plusieurs mois après leur diffusion à la télévision japonaise.
Cette pratique s’inscrit dans une « zone de tolérance » : l’absence d’ayants droit français pour une série ou un film. Les studios et éditeurs japonais font rarement valoir leurs droits hors de leurs frontières, par culture et désintérêt, contrairement aux francophones. Le fansub « éthique » consiste donc à supprimer la série une fois les droits acquis par une société locale. Problème : mis en ligne à la diffusion japonaise, un épisode échappe souvent à ses créateurs et peut faire concurrence à l’édition officielle… Au point que certains éditeurs n’y voient qu’un « piratage » qui détruit de la valeur.
Ces épisodes gratuits sont aussi au cœur d’un écosystème alternatif de sites qui monnaient leur visionnage par publicité ou abonnement, contre lesquels les éditeurs français vont régulièrement en justice. « On distingue une trentaine de sites en France qui en vivent, des entreprises qui ne se déclarent pas.
Ce n’est pas normal qu’on laisse des plateformes comme ça se développer grâce à des régies publicitaires ou des systèmes de dons (à la Allopass). Les plus gros génèrent jusqu’à 30 000 euros par mois », estime Olivier Cervantès, président du site de vidéo à la demande (VOD) spécialisé Wakanim. Un fonds d’investissement situé au Bélize – un paradis fiscal –, qui a récemment racheté un de ces sites, n’a pas souhaité répondre à nos questions.
LA CRISE DE L’ANIMATION JAPONAISE
Il ne s’agit pas du seul problème de ces sociétés. « On a une triple crise. D’abord la crise globale, ensuite la crise du piratage (on est sur un public jeune) et la crise de la création au Japon (avec moins de grands titres et une industrie qui vise plus le marché intérieur).
Ce n’est pas un paysage très positif », déplore Sylvie Brevignon, directrice éditoriale et marketing de Kazé, qui édite mangas papiers et vidéo. Les animés sont peu diffusés à la télévision (en raison des quotas imposés de productions françaises et de la réticence des chaînes), donc privés de ses revenus publicitaires. Ajoutons à cela le déclin du marché DVD et le décollage très lent de la VOD à la demande, qui poussent ces éditeurs à l’urgence.
Certains ont d’ailleurs récemment mis la clé sous la porte, à l’image de Beez en 2011.
Nés au milieu des années 90, Kazé et Dybex estiment que le « piratage » est la cause principale de la mauvaise santé de l’animation japonaise, même s’il contribue à sa découverte. Face à eux, certains internautes leur reprochent de monétiser des contenus jugés gratuits.
« Le monde professionnel de l’animation japonaise a beaucoup évolué vers une meilleure prise en compte des consommateurs mais paradoxalement, le fossé entre eux et les fans continue de se creuser. L’animation japonaise n’a jamais eu autant de fans et pourtant le poids économique du secteur ne cesse de reculer », explique pour sa part Cynthia Verdier, co-fondatrice de l’Association pour la protection de l’animation japonaise et du manga sur Internet (Apami).
Si elles font retirer les contenus et arrêter des projets, ces entreprises disent ne pas blâmer les internautes, qui ne mesureraient pas les conséquence de leur pratique.
La volatilité des équipes de sous-titrages, des hébergeurs et la taille restreinte du marché sont d’autres raisons. Mieux vaut ne pas se mettre à dos des clients. Ces éditeurs ont donc été contraints de s’adapter, en fournissant gratuitement et rapidement leurs contenus pour reprendre le contrôle de la distribution.
Avant la sortie d’une série, les éditeurs locaux annoncent l’acquisition de la licence et sa « diffusion simultanée » (simulcast) sous-titrée peu après la diffusion japonaise, pour éliminer le besoin d’un effort des internautes.
DES DROITS DIFFICILES À OBTENIR
L’un des obstacles a été l’industrie japonaise elle-même. Ces éditeurs ont dû gagner la confiance des ayants droit japonais, pour qui la démarche représente des risques, notamment la fuite des épisodes avant leur diffusion TV.
« Nous avons mis deux années à maîtriser la technologie et cinq ans à convaincre les ayants droit. Il fallait leur expliquer le marché français, composer avec des contraintes de production importantes… Obtenir les droits eux-mêmes n’était pas non plus simple », explique ainsi Kazé.
Dybex a pour sa part débuté la diffusion simultanée en 2008, avec la série de science-fiction Eve no Jikan sur son site. Les ayants droit japonais lui avaient alors imposé de passer par la plateforme américaine Crunchyroll.
L’année suivante, l’éditeur obtient la diffusion en simultané de la série blockbuster Full Metal Alchemist Brotherhood, qui a duré plus d’un an. « On a obtenu une très grande victoire quand on a fait accepter aux ayants droit la diffusion gratuite en ligne. Ça a marché, ils ont compris les enjeux et ce que nous essayons de faire. Si Dybex ne s’arrange pour donner l’accès rapide aux fans français, des fansubers le feront sans droit et sans retombées promotionnelles », argumente Carlo Levy, président de l’éditeur belge.
Nouvel arrivant, la plateforme Wakanim a dû gagner la confiance des studios sur des titres moins prestigieux que ceux visés.
« Les droits sont beaucoup plus chers pour du DVD. Il a fallu convaincre les ayants droit que ça ne cannibalisera pas les ventes physiques et rapportera toujours plus que le fansub. Nous avons commencé en 2009 et 2010 mais le vrai démarrage s’est opéré en mars 2012, quand on avait enfin la confiance de ces ayants droit », explique Olivier Cervantès. « On génère des revenus à 3 ou 6 mois là où il faut attendre 3 à 4 ans pour la vente physique », appuie la plateforme.
« UN LABORATOIRE » POUR KAZÉ
L’offre légale en France est vraiment apparue en 2009, avec l’arrivée des sites de VOD KZPlay de Kazé et Wakanim et avec le coup d’éclat de Dybex avec Full Metal Alchemist. « Nos fans ne sont pas que des consommateurs mais des gens investis et passionnés. Dès les années 2000, l’un des gros reproches était que ça n’allait pas assez vite. Ils attendent les contenus diffusés à la TV japonaise », constate Sylvie Bregignon de Kazé.
Pour diffuser ses contenus, le groupe dispose de trois canaux propres : la vente physique, la télévision (KZTV) et la plateforme de VOD par abonnement KZPlay. « Cette plateforme nous a permis de proposer du simulcast quand les diffuseurs traditionnels n’avaient pas la technologie pour être aussi réactifs.
C’est beaucoup plus difficile aujourd’hui d’amortir des droits VOD, DVD et TV à long terme. On doit avoir un maillage d’exploitations avec le simulcast, le DVD, la TV puis peut-être la VOD en version française. On a d’ailleurs dû bousculer nos méthodes de production pour obtenir les fichiers en avance pour le simulcast. On est vraiment dans un laboratoire », explique la directrice éditoriale et marketing.
« KZPlay n’est pas rentable, mais la croissance nous convient. Nous n’avons pas encore atteint notre vitesse de croisière », indique l’entreprise, qui refuse de donner des chiffres d’audience. « Le succès d’une production ne dépend pas de sa notoriété. On a des grosses séries comme Blue Exorcist (qu’on avait déjà en manga) dont on savait que les ventes seraient au rendez-vous, grâce à un marketing travaillé. Il y a également des séries peu connues qui fonctionnent très bien. Quand une série est qualitative, elle trouve son audience », constate l’éditeur.
DE LA PUBLICITÉ POUR DYBEX
Autre stratégie pour Dybex, qui diffuse ses séries gratuitement, avec publicité, dans le but d’améliorer les ventes physiques dont il dépend. En empêchant l’apparition de fansubs, l’entreprise espère ainsi éliminer l’un des principaux freins à l’achat. « Nous sommes dans la dictature du consommateur. Editeur, vous offrez la même chose, avec la même qualité, que ce que la personne lambda a gratuitement et immédiatement. On ne changera pas les habitudes, sauf à long terme, donc il faut s’adapter », explique Carlo Levy.
Les modes de production ont donc été adaptés, mais pas trop. « Nous diffusons les épisodes 4 à 5 jours après le Japon. On est nés en tant qu’éditeurs de DVD, nos équipes ont été habitués à des rythmes précis. Passer d’un traitement d’une série de six mois à quelques heures est déjà stressant pour nos adaptateurs », avance l’entreprise, qui aurait déjà embauché des fansubers.
« Nous refusons également de recevoir l’épisode avant sa diffusion japonaise, par peur des fuites. Si vous permettez la diffusion avant la télévision japonaise, vous vous exposez à des dommages phénoménaux. Ça nous évite aussi des coûts d’assurance importants », prévient Carlo Levy, qui admet peiner à monétiser sa stratégie.
« Nous sommes passés par la publicité mais il est difficile d’en avoir de la rémunératrice, car les animés sont trop segmentant pour les publicitaires.
Trouver un sponsor occidental pour [la série pour adolescents] Highschool of the dead est compliqué, contrairement à un Batman sur lequel McDonald’s ou Coca-Cola s’aligneraient facilement. Ce n’est pas tenable si les éditeurs de mangas et d’animés sont les seuls à faire de la publicité », regrette Dybex. Le retour sur les ventes physiques serait lui difficile à évaluer. Seul résultat concret : près de 25 millions d’épisodes et de bandes annonces vus sur Dailymotion depuis fin 2008.
ALLER OÙ EST LE PUBLIC
« La santé des éditeurs francophones n’est pas si mauvaise. Ils vivent ensemble sur un marché restreint, mais Kazé a le soutien direct des Japonais et une section manga qui tourne beaucoup mieux.
Dybex a de grosses licences et joue pleinement la carte du Blu-ray. Ils essaient de détourner des habitudes de consommation par des tentatives d’éducation des spectateurs, de la vigilance face aux fansubers peu scrupuleux et par une offre payante la plus attractive possible », analyse le blogueur spécialisé Rémy Perona. Ces entreprises vont aussi chercher les internautes où ils consomment ces séries, notamment Dailymotion.
« Dailymotion est apparu courant 2004, au départ sur un modèle gratuit parce qu’ils attendaient une masse critique de vidéos. Malheureusement, ce qui a occupé les records de visionnages était de la vidéo piratée.
Il y a eu un manque à gagner pour les ayants droit, notamment japonais, pour qui la production coûte extrêmement cher. Dailymotion s’est depuis structuré et a lancé une offre de VOD payante », explique Kazé. En plus de sa plateforme propre, l’éditeur propose certaines séries à l’achat sur Dailymotion, en lieu et place de versions amateurs.
« Les Romains disaient qu’il fallait soigner le mal par le mal, alors autant diffuser le contenu là il sera consommé. En 2009, nous avons contacté Dailymotion pour diffuser gratuitement [la série phare de cette année] Full Metal Alchemist Brotherhood », renchérit Carlo Levy de Dybex, qui diffuse uniquement ses contenus sur cette plateforme.
« Dailymotion est beaucoup plus réactif que YouTube et Wat pour retirer du contenu, avec des outils beaucoup plus performants. Chez YouTube, rien n’est fait pour vous aider à retirer un épisode. A se demander s’ils ne gagnent pas plus avec les contenus illégaux qu’avec les éditeurs », s’agace la société belge.
WAKANIM, LE MODÈLE INTERNET
Malgré l’attrait pour Dailymotion, la mutualisation des ressources n’est pas à l’ordre du jour pour cette industrie.
« A la base, Wakanim voulait être une plateforme qui rassemblerait tous les éditeurs. Nous ne nous sommes pas aperçus que ce marché était très fermé à ça, avec une concurrence très rude », regrette son président, qui a décidé d’entrer dans cette concurrence sans se concentrer sur la vente physique.
Wakanim propose lui chaque épisode en simultané gratuitement pendant trente jours, puis le visionnage et le téléchargement sans protection (DRM) payants.
Cet acteur, né après l’explosion du fansub, est sûrement celui qui y est le plus adapté. « On n’a pas le bagage de l’édition de DVD, ces investissements. Ce n’est pas notre cœur de métier, tous nos processus sont taillés pour le simulcast. Nous sortons les épisodes une heure après la diffusion japonaise dans la majorité des pays francophones », explique Olivier Cervantès, à la tête d’une équipe de cinq personnes qui ne compte pas dépasser les huit employés à terme. L’entreprise serait rentable depuis 2012.
La vitesse est au cœur du modèle. « On perd 70 % de l’audience si on ne diffuse pas un épisode dans les trois jours après le passage TV japonais », remarque la start-up, qui attribue cette perte d’audience aux sous-titreurs américains plus réactifs que les français.
« La disponibilité gratuite du fansub sera toujours une atteinte aux éditeurs. Cette frustration de la licence et de l’attente [jusqu’à plusieurs mois], on la comprend mais on ne la cautionne pas. A terme, je pense que toute la production pourrait être couverte par les éditeurs », estime Wakanim.
« On a trouvé une stabilité, on a signé des accords d’exclusivité avec des éditeurs japonais… Sur les séries qui marchent très bien, on a des revenus supérieurs à ceux habituels de la diffusion TV, voire de la vente physique. 30 000 à 40 000 personnes regardent gratuitement les épisodes des séries grand public. 10 000 à 15 000 pour les productions plus de niche.
Sauf flop, le taux de transformation [visionnage gratuit qui mène à un visionnage payant ou à un achat] est presque toujours de 4 % », s’enorgueillit le co-fondateur de la jeune pousse, qui peine dans ses éditions de DVD.
S’ADRESSER AUX FANS
L’entreprise proposera bientôt un abonnement saisonnier limité aux quelques séries traduites pendant cette période. Le but est notamment d’affirmer des choix éditoriaux, importants quand une cinquantaine de séries sort chaque saison. Dans le même temps, elle maintient un contrôle strict du piratage de ses contenus, attaquant les internautes ayant mis en ligne leurs vidéos et les plateformes illicites en justice.
Pour convaincre, la plateforme s’affiche également dans la lutte contre les protections anti-copie, jugées néfastes à la diffusion légale. L’équipe, elle, discute avec les amateurs sur les réseaux sociaux, des forums spécialisés et publiquement avec les fansubers.
Plus globalement, ces ayants droit locaux tentent de se rapprocher des fans pour lisser le conflit sur le rôle des sous-titres amateurs. Kazé affirme notamment bientôt améliorer son information sur l’offre légale, comme il le fait déjà sur le manga papier, quand Dybex et Wakanim renforcent leur présence dans les conventions comme Japan Expo.
« Le but est de discuter, de montrer qu’on n’est pas juste des gens en costume qui aiment l’argent. Tous les éditeurs sont des passionnés », affirme à ce sujet Olivier Cervantès.
L’objectif pour ces sociétés est bien de remplacer le fansub par une consommation « éthique », quitte à fournir les contenus gratuitement ou à bas prix. La voie choisie semble bien celle de l’adaptation de la diffusion, immédiate, et de l’implication de ces internautes dans le succès commercial des séries.
Alors que la mission Lescure doit fournir des pistes pour une meilleure offre légale à la mi-mai, ces éditeurs s’essaient en avance sur un marché restreint à l’échelle d’un monde de l’audiovisuel, globalement frileux face à la distribution numérique.
Source: Le Monde
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