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Actualité Japon
La catastrophe survenue au Japon il y a trois ans a posé la question de la façon dont ils peuvent mettre leur expertise au service d’une société plus sûre.
Le 11 mars 2011, un séisme de magnitude 9.0 toucha la côte est du Japon.Comme si cela ne suffisait pas, il fut suivi, une heure plus tard environ, par un gigantesque raz-de-marée qui dévasta tout sur son passage sur plus de 500 km carrés.
Des villes entières furent détruites. Près de 16.000 personnes trouvèrent la mort. Mais cela ne s’arrêta pas là. L’enchaînement tragique se poursuivit et provoqua la stupeur dans le monde entier lorsque les eaux se retirèrent, mettant au jour la catastrophe qui était en train de se passer dans la préfecture côtière de Fukushima.
Passé au-dessus de la digue, le raz-de-marée avait entraîné la coupure de l’alimentation électrique de la centrale nucléaire de Fukushima Dai-Ichi ainsi que la mise hors service de ses générateurs de secours. Cette coupure électrique avait entraîné l’arrêt des pompes qui alimentent normalement les réacteurs en eau pour les refroidir.
Les cœurs des trois réacteurs se mirent à fondre. L’eau de mer utilisée en solution de secours pour un refroidissement d’urgence fut gravement polluée; des quantités impossibles à estimer furent lâchées dans l’environnement. Partout dans le monde, l’idée d’une source d’énergie sûre et inépuisable fut sérieusement remise en question.
Avant la catastrophe, quelque 600.000 personnes vivaient dans un rayon de 30 kilomètres autour de la centrale de Fukushima Dai-Ichi. À la fin du mois de mars 2011, plus de la moitié avait été évacuée. La plupart ne retrouveront jamais leur maison.
«Plus conscients du danger»
En octobre 2011, le conseil scientifique japonais a mis en place un comité pour repenser la reconstruction en veillant sur la responsabilité sociale de la science et des scientifiques. À peine plus d’un an plus tard, je me suis rendu à Tokyo pour une conférence sur l’impact de Fukushima sur l’océan et l’avenir des centrales nucléaires au Japon.
«La science et la technologie nous ont permis de faire un usage accru de notre environnement naturel, a déclaré Takashi Onishi, professeur d’ingénierie et président actuel du conseil scientifique du Japon. Et puis, nous avons rendu les gens plus conscients du danger qu’une catastrophe naturelle pourrait causer.»
Devant une salle de conférence pleine de scientifiques et de journalistes venus du monde entier, et encore sous le coup du jet lag, Onishi a expliqué que les digues censées protéger la population contre les raz-de-marée donnaient en fait aux habitants un sentiment trompeur de sécurité. En d’autres temps, aurait-on habité si près?
Certaines personnes ont affirmé que le Japon aurait dû être mieux préparé. Le séisme et le raz-de-marée étaient sans précédent, mais ils n’étaient pas inenvisageables. D’autres ont accusé le secteur nucléaire d’être en trop bons termes avec les autorités de régulation.
Rapport complexe au nucléaire
Un mythe au Japon affirme que les centrales nucléaires sont si sûres qu’il serait illogique de suggérer des moyens pour en améliorer la sûreté, a déclaré Onishi. «[L’accident] a prouvé que les centrales nucléaires ne sont pas sûres, en dépit du mythe de la sûreté absolue qui a régi toute la politique énergétique du pays.»
Le Japon a un rapport complexe au nucléaire. À jamais meurtri par le côté sombre de l’atome, le pays a néanmoins fait reposer toute son économie sur l’énergie nucléaire.
L’accident de Fukushima a eu des retombées politiques. Il a d’abord été dit que le Japon allait essayer de se débarrasser totalement de l’énergie nucléaire d’ici 2040, comme l’a annoncé le New York Times en septembre 2012. Des projets similaires pour sortir du nucléaire ont vu le jour en Belgique, en Allemagne et en Suisse.
En décembre, le vent semblait avoir tourné, puisque le nouveau premier ministre japonais, Shinzo Abe, parlait de construire de nouveaux réacteurs. Même après l’un des pires accidents de l’histoire du nucléaire, le Japon ne parvient pas abandonner l’énergie atomique.
Quelle responsabilité des scientifiques japonais?
Quelle est la responsabilité des scientifiques japonais? Pour dépasser le mythe du nucléaire sûr, scientifiques et politiques doivent trouver un juste équilibre entre distance et proximité. Cet équilibre a été rompu dans le cas de Fukushima, affirme John Crowley, à la tête de l’équipe de l’Unesco en charge de l’étude des dimensions sociales des changements environnementaux mondiaux.
«Les experts étaient bien trop proches des politiques… ils n’étaient pas assez indépendants, affirme-t-il. Si les scientifiques sont trop éloignés de la politique, la science ne peut y contribuer de manière satisfaisante, mais s’ils sont trop proches, cela pervertit la science.»
Commandée par le conseil japonais, une étude indépendante sur l’accident, menée durant les premiers mois de 2012, a mis au jour tout un embrouillamini d’agences gouvernementales en charge à la fois de la promotion et de la régulation du nucléaire. Affirmant que l’accident était «d’origine humaine», le rapport pointait la négligence des législateurs, des régulateurs et de la société d’électricité. On ne sait pas exactement quel rôle ont joué les scientifiques avant l’accident, mais l’équilibre distance-proximité de la situation était digne d’un enfant de quatre ans en talons aiguilles.
Trouver le juste équilibre n’est pas toujours facile et il n’existe pas de consensus universel sur la responsabilité sociale des scientifiques, ne serait-ce que pour savoir jusqu’où s’étendent ces responsabilités.
Mettre l’expertise au service des politiques
Dans les sciences du vivant, des préoccupations concernant la manière dont les nouvelles informations ou technologies pouvaient être employées pour nuire sont apparues, attirant l’attention sur les responsabilités éthiques et sociales des scientifiques à grande échelle. De la même manière, psychologues et anthropologues débattent de leur rôle auprès de l’armée. Les psychologues doivent-ils aider les militaires à réaliser leurs interrogatoires? Les anthropologues qui travaillent avec l’armée servent-ils à désamorcer les conflits culturels ou à localiser les cibles des prochaines attaques?
Dans les années 1950, le Congrès américain avait évalué les risques et les avantages de l’utilisation civile de matériel radioactif, affirme Scott Burrell, porte-parole de la Nuclear Regulatory Commission (NRC):
«Dès le départ, l’idée d’introduire la responsabilité sociale dans l’utilisation civile de matériel radioactif a été présente.»
La NRC est chargée de superviser l’utilisation des matériaux nucléaires et de garantir la sécurité du public lorsque ces matériaux sont utilisés, notamment en cas d’accident. Pour ce faire, l’agence s’appuie sur sa propre équipe d’experts, sur la communauté scientifique et sur les citoyens avertis.
«Il existe une idée profondément enracinée selon laquelle nous pouvons, en tant que société, compter sur des personnes dotées d’un certain degré d’expertise pour nous procurer avis et conseils, a affirmé Mark Frankel, responsable du programme sur la responsabilité scientifique, les droits humains et la loi de l’Association américaine pour l’avancement de la science. Si un problème politique majeur se pose devant le Congrès américain, on peut dire qu’il est de la responsabilité des scientifiques de mettre leur expertise au service du Congrès pour lui permettre de prendre ses décisions de manière réfléchie et avisée.» Si vous savez quelque chose, la société attend de vous que vous le partagiez, selon lui.
Le risque est difficile à expliquer
Toutefois, ce n’est pas une démarche simple pour tout le monde. L’un des plus grands malentendus qui existent entre les scientifiques et le grand public concerne la nature des risques. Pourquoi? Parce que le risque est une chose difficile à expliquer.
Pour le grand public, le mot incertitude implique souvent un manque de connaissances ou une imprévisibilité. Pour les scientifiques, cela n’a pas du tout le même sens. «Si les scientifiques disent qu’il y a des incertitudes, les gens pensent que ça veut dire qu’ils ne savent pas, mais très souvent, lorsqu’il s’agit de science… c’est tout le contraire, affirme Crowley. La capacité qu’ont les scientifiques à mettre des chiffres sur leurs incertitudes ne montre pas leur ignorance. Cela montre ce qu’ils savent.»
Anticiper le risque d’un évènement —séisme, accident nucléaire, crise financière ou économique— requiert de la transparence dans l’évaluation des risques, avec une estimation des incertitudes, affirme Stephen Sparks vulcanologue de l’université de Bristol:
«Les décideurs, les politiciens et le public ont peut-être du mal à comprendre et gérer les probabilités… mais nous n’avons pas d’autre choix.»
Les scientifiques vont-ils s’arrêter de parler?
Un tribunal italien a reconnu six scientifiques coupables d’homicide parce que leurs prévisions sismiques avaient donné aux résidents de L’Aquila un sentiment trompeur de sécurité. L’absurdité de l’affaire a fait grand bruit dans la communauté scientifique. L’Aquila va-t-il constituer un dangereux précédent en matière de criminalisation des scientifiques? Si l’on attend trop des scientifiques, si les risques personnels sont trop élevés, vont-ils s’arrêter de parler?
Espérons que non.
Quatre millions de personnes habitent à moins de 25 km d’une centrale nucléaire aux États-Unis. Ce nombre passe à 18,5 millions de personnes si l’on étend le rayon à 50 km.
À la fin de l’année 2011, 435 réacteurs nucléaires civils étaient en activité dans le monde et 65 nouveaux réacteurs étaient en construction.
Cela peut paraître effrayant, mais le nucléaire est là pour durer. Comment faisons-nous donc pour vivre avec cette technologie si prometteuse, mais dont le passif est si lourd? Nous comptons sur les maîtres de l’atome, les dieux de la fission, les seigneurs des radiations —autrement dit, les physiciens nucléaires— pour y donner du sens.
Dans toute la communauté scientifique, y compris en physique nucléaire, le débat sur la responsabilité sociale a commencé. Si Fukushima nous a bien appris une chose, c’est que ce sont ceux qui savent qui sont les mieux équipés pour garantir l’honnêteté de l’industrie et la sécurité du public.
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